Search query: Slimani Leïla Chanson douce
Leïla Slimani
Chanson douce
roman
À Émile.
Mademoiselle Vezzis était venue de par-delà la Frontière pour prendre soin de quelques enfants chez une dame […]. La dame déclara que mademoiselle Vezzis ne valait rien, qu’elle n’était pas propre et qu’elle ne montrait pas de zèle. Pas une fois il ne lui vint à l’idée que mademoiselle Vezzis avait à vivre sa propre vie, à se tourmenter de ses propres affaires, et que ces affaires étaient ce qu’il y avait au monde de plus important pour mademoiselle Vezzis.
« Comprenez-vous, Monsieur, comprenez-vous ce que cela signifie quand on n’a plus où aller ? » La question que Marmeladov lui avait posée la veille lui revint tout à coup à l’esprit. « Car il faut que tout homme puisse aller quelque part. »
✩
Le bébé est mort. Il a suffi de quelques secondes. Le médecin a assuré qu’il n’avait pas souffert. On l’a couché dans une housse grise et on a fait glisser la fermeture éclair sur le corps désarticulé qui flottait au milieu des jouets. La petite, elle, était encore vivante quand les secours sont arrivés. Elle s’est battue comme un fauve. On a retrouvé des traces de lutte, des morceaux de peau sous ses ongles mous. Dans l’ambulance qui la transportait à l’hôpital, elle était agitée, secouée de convulsions. Les yeux exorbités, elle semblait chercher de l’air. Sa gorge s’était emplie de sang. Ses poumons étaient perforés et sa tête avait violemment heurté la commode bleue.
On a photographié la scène de crime. La police a relevé des empreintes et mesuré la superficie de la salle de bains et de la chambre d’enfants. Au sol, le tapis de princesse était imbibé de sang. La table à langer était à moitié renversée. Les jouets ont été emportés dans des sacs transparents et mis sous scellés. Même la commode bleue servira au procès.
La mère était en état de choc. C’est ce qu’ont dit les pompiers, ce qu’ont répété les policiers, ce qu’ont écrit les journalistes. En entrant dans la chambre où gisaient ses enfants, elle a poussé un cri, un cri des profondeurs, un hurlement de louve. Les murs en ont tremblé. La nuit s’est abattue sur cette journée de mai. Elle a vomi et la police l’a découverte ainsi, ses vêtements souillés, accroupie dans la chambre, hoquetant comme une forcenée. Elle a hurlé à s’en déchirer les poumons. L’ambulancier a fait un signe discret de la tête, ils l’ont relevée, malgré sa résistance, ses coups de pied. Ils l’ont soulevée lentement et la jeune interne du SAMU lui a administré un calmant. C’était son premier mois de stage.
L’autre aussi, il a fallu la sauver. Avec autant de professionnalisme, avec objectivité. Elle n’a pas su mourir. La mort, elle n’a su que la donner. Elle s’est sectionné les deux poignets et s’est planté le couteau dans la gorge. Elle a perdu connaissance, au pied du lit à barreaux. Ils l’ont redressée, ils ont pris son pouls et sa tension. Ils l’ont installée sur le brancard et la jeune stagiaire a tenu sa main appuyée sur son cou.
Les voisins se sont réunis en bas de l’immeuble. Il y a surtout des femmes. C’est bientôt l’heure d’aller chercher les enfants à l’école. Elles regardent l’ambulance, les yeux gonflés de larmes. Elles pleurent et elles veulent savoir. Elles se mettent sur la pointe des pieds. Essaient de distinguer ce qui se passe derrière le cordon de police, à l’intérieur de l’ambulance qui démarre toutes sirènes hurlantes. Elles se murmurent des informations à l’oreille. Déjà, la rumeur court. Il est arrivé malheur aux enfants.
C’est un bel immeuble de la rue d’Hauteville, dans le dixième arrondissement. Un immeuble où les voisins s’adressent, sans se connaître, des bonjours chaleureux. L’appartement des Massé se trouve au cinquième étage. C’est le plus petit appartement de la résidence. Paul et Myriam ont fait monter une cloison au milieu du salon à la naissance de leur second enfant. Ils dorment dans une pièce exiguë, entre la cuisine et la fenêtre qui donne sur la rue. Myriam aime les meubles chinés et les tapis berbères. Au mur, elle a accroché des estampes japonaises.
Aujourd’hui, elle est rentrée plus tôt. Elle a écourté une réunion et reporté à demain l’étude d’un dossier. Assise sur le strapontin, dans la rame de la ligne 7, elle se disait qu’elle ferait une surprise aux enfants. En arrivant, elle s’est arrêtée à la boulangerie. Elle a acheté une baguette, un dessert pour les petits et un cake à l’orange pour la nounou. C’est son favori.
Elle pensait les emmener au manège. Ils iraient ensemble faire les courses pour le dîner. Mila réclamerait un jouet, Adam sucerait un quignon de pain dans sa poussette.
Adam est mort. Mila va succomber.
✩
« Pas de sans-papiers, on est d’accord ? Pour la femme de ménage ou le peintre, ça ne me dérange pas. Il faut bien que ces gens travaillent, mais pour garder les petits, c’est trop dangereux. Je ne veux pas de quelqu’un qui aurait peur d’appeler la police ou d’aller à l’hôpital en cas de problème. Pour le reste, pas trop vieille, pas voilée et pas fumeuse. L’important, c’est qu’elle soit vive et disponible. Qu’elle bosse pour qu’on puisse bosser. » Paul a tout préparé. Il a établi une liste de questions et prévu trente minutes par entretien. Ils ont bloqué leur samedi après-midi pour trouver une nounou à leurs enfants.
Quelques jours auparavant, alors que Myriam discutait de ses recherches avec son amie Emma, celle-ci s’est plainte de la femme qui gardait ses garçons. « La nounou a deux fils ici, du coup elle ne peut jamais rester plus tard ou faire des baby-sittings. Ce n’est vraiment pas pratique. Penses-y quand tu feras tes entretiens. Si elle a des enfants, il vaut mieux qu’ils soient au pays. » Myriam avait remercié pour le conseil. Mais, en réalité, le discours d’Emma l’avait gênée. Si un employeur avait parlé d’elle ou d’une autre de leurs amies de cette manière, elles auraient hurlé à la discrimination. Elle trouvait terrible l’idée d’évincer une femme parce qu’elle a des enfants. Elle préfère ne pas soulever le sujet avec Paul. Son mari est comme Emma. Un pragmatique, qui place sa famille et sa carrière avant tout.
Ce matin, ils ont fait le marché en famille, tous les quatre. Mila sur les épaules de Paul, et Adam endormi dans sa poussette. Ils ont acheté des fleurs et maintenant ils rangent l’appartement. Ils ont envie de faire bonne figure devant les nounous qui vont défiler. Ils rassemblent les livres et les magazines qui traînent sur le sol, sous leur lit et jusque dans la salle de bains. Paul demande à Mila de ranger ses jouets dans de grands bacs en plastique. La petite fille refuse en pleurnichant, et c’est lui qui finit par les empiler contre le mur. Ils plient les vêtements des petits, changent les draps des lits. Ils nettoient, jettent, cherchent désespérément à aérer cet appartement où ils étouffent. Ils voudraient qu’elles voient qu’ils sont des gens bien, des gens sérieux et ordonnés qui tentent d’offrir à leurs enfants ce qu’il y a de meilleur. Qu’elles comprennent qu’ils sont les patrons.
Mila et Adam font la sieste. Myriam et Paul sont assis au bord de leur lit. Anxieux et gênés. Ils n’ont jamais confié leurs enfants à personne. Myriam finissait ses études de droit quand elle est tombée enceinte de Mila. Elle a obtenu son diplôme deux semaines avant son accouchement. Paul multipliait les stages, plein de cet optimisme qui a séduit Myriam quand elle l’a rencontré. Il était sûr de pouvoir travailler pour deux. Certain de faire carrière dans la production musicale, malgré la crise et les restrictions de budget.
Mila était un bébé fragile, irritable, qui pleurait sans cesse. Elle ne grossissait pas, refusait le sein de sa mère et les biberons que son père préparait. Penchée au-dessus du berceau, Myriam en avait oublié jusqu’à l’existence du monde extérieur. Ses ambitions se limitaient à faire prendre quelques grammes à cette fillette chétive et criarde. Les mois passaient sans qu’elle s’en rende compte. Paul et elle ne se séparaient jamais de Mila. Ils faisaient semblant de ne pas voir que leurs amis s’en agaçaient et disaient derrière leur dos qu’un bébé n’a pas sa place dans un bar ou sur la banquette d’un restaurant. Mais Myriam refusait absolument d’entendre parler d’une baby-sitter. Elle seule était capable de répondre aux besoins de sa fille.
Mila avait à peine un an et demi quand Myriam est tombée à nouveau enceinte. Elle a toujours prétendu que c’était un accident. « La pilule, ce n’est jamais du cent pour cent », disait-elle en riant devant ses amies. En réalité, elle avait prémédité cette grossesse. Adam a été une excuse pour ne pas quitter la douceur du foyer. Paul n’a émis aucune réserve. Il venait d’être engagé comme assistant son dans un studio renommé où il passait ses journées et ses nuits, otage des caprices des artistes et de leurs emplois du temps. Sa femme paraissait s’épanouir dans cette maternité animale. Cette vie de cocon, loin du monde et des autres, les protégeait de tout.
Et puis le temps a commencé à paraître long, la parfaite mécanique familiale s’est enrayée. Les parents de Paul, qui avaient pris l’habitude de les aider à la naissance de la petite, ont passé de plus en plus de temps dans leur maison de campagne, où ils avaient entrepris d’importants travaux. Un mois avant l’accouchement de Myriam, ils ont organisé un voyage de trois semaines en Asie et n’ont prévenu Paul qu’au dernier moment. Il s’en est offusqué, se plaignant à Myriam de l’égoïsme de ses parents, de leur légèreté. Mais Myriam était soulagée. Elle ne supportait pas d’avoir Sylvie dans les pattes. Elle écoutait en souriant les conseils de sa belle-mère, ravalait sa salive quand elle la voyait fouiller dans le frigidaire et critiquer les aliments qui s’y trouvaient. Sylvie achetait des salades issues de l’agriculture biologique. Elle préparait le repas de Mila mais laissait la cuisine dans un désordre immonde. Myriam et elle n’étaient jamais d’accord sur rien, et il régnait dans l’appartement un malaise compact, bouillonnant, qui menaçait à chaque seconde de virer au pugilat. « Laisse tes parents vivre. Ils ont raison d’en profiter maintenant qu’ils sont libres », avait fini par dire Myriam à Paul.
Elle ne mesurait pas l’ampleur de ce qui s’annonçait. Avec deux enfants tout est devenu plus compliqué : faire les courses, donner le bain, aller chez le médecin, faire le ménage. Les factures se sont accumulées. Myriam s’est assombrie. Elle s’est mise à détester les sorties au parc. Les journées d’hiver lui ont paru interminables. Les caprices de Mila l’insupportaient, les premiers babillements d’Adam lui étaient indifférents. Elle ressentait chaque jour un peu plus le besoin de marcher seule, et avait envie de hurler comme une folle dans la rue. « Ils me dévorent vivante », se disait-elle parfois.
Elle était jalouse de son mari. Le soir, elle l’attendait fébrilement derrière la porte. Elle passait une heure à se plaindre des cris des enfants, de la taille de l’appartement, de son absence de loisirs. Quand elle le laissait parler et qu’il racontait les séances d’enregistrement épiques d’un groupe de hip-hop, elle lui crachait : « Tu as de la chance. » Il répliquait : « Non, c’est toi qui as de la chance. Je voudrais tellement les voir grandir. » À ce jeu-là, il n’y avait jamais de gagnant.
La nuit, Paul dormait à côté d’elle du sommeil lourd de celui qui a travaillé toute la journée et qui mérite un bon repos. Elle se laissait ronger par l’aigreur et les regrets. Elle pensait aux efforts qu’elle avait faits pour finir ses études, malgré le manque d’argent et de soutien parental, à la joie qu’elle avait ressentie en étant reçue au barreau, à la première fois qu’elle avait porté la robe d’avocat et que Paul l’avait photographiée, devant la porte de leur immeuble, fière et souriante.
Pendant des mois, elle a fait semblant de supporter la situation. Même à Paul elle n’a pas su dire à quel point elle avait honte. À quel point elle se sentait mourir de n’avoir rien d’autre à raconter que les pitreries des enfants et les conversations entre des inconnus qu’elle épiait au supermarché. Elle s’est mise à refuser toutes les invitations à dîner, à ne plus répondre aux appels de ses amis. Elle se méfiait surtout des femmes, qui pouvaient se montrer si cruelles. Elle avait envie d’étrangler celles qui faisaient semblant de l’admirer ou, pire, de l’envier. Elle ne pouvait plus supporter de les écouter se plaindre de leur travail, de ne pas assez voir leurs enfants. Plus que tout, elle craignait les inconnus. Ceux qui demandaient innocemment ce qu’elle faisait comme métier et qui se détournaient à l’évocation d’une vie au foyer.
Un jour, en faisant ses courses au Monoprix du boulevard Saint-Denis, elle s’est aperçue qu’elle avait sans le vouloir subtilisé des chaussettes pour enfants, oubliées dans la poussette. Elle était à quelques mètres de chez elle et elle aurait pu retourner au magasin pour les rendre, mais elle y a renoncé. Elle ne l’a pas raconté à Paul. Cela n’avait aucun intérêt, et pourtant elle ne pouvait s’empêcher d’y penser. Régulièrement après cet épisode, elle se rendait au Monoprix et cachait dans la poussette de son fils un shampooing, une crème ou un rouge à lèvres qu’elle ne mettrait jamais. Elle savait très bien que, si on l’arrêtait, il lui suffirait de jouer le rôle de la mère débordée et qu’on croirait sans doute à sa bonne foi. Ces vols ridicules la mettaient en transe. Elle riait toute seule dans la rue, avec l’impression de se jouer du monde entier.
Quand elle a rencontré Pascal par hasard, elle a vu cela comme un signe. Son ancien camarade de la faculté de droit ne l’a pas tout de suite reconnue : elle portait un pantalon trop large, des bottes usées et avait attaché en chignon ses cheveux sales. Elle était debout, face au manège dont Mila refusait de descendre. « C’est le dernier tour », répétait-elle chaque fois que sa fille, agrippée à son cheval, passait devant elle et lui faisait signe. Elle a levé les yeux : Pascal lui souriait, les bras écartés pour signifier sa joie et sa surprise. Elle lui a rendu son sourire, les mains cramponnées à la poussette. Pascal n’avait pas beaucoup de temps, mais par chance son rendez-vous était à deux pas de chez Myriam. « Je devais rentrer de toute façon. On marche ensemble ? » lui a-t-elle proposé.
Myriam s’est jetée sur Mila, qui a poussé des cris stridents. Elle refusait d’avancer et Myriam s’entêtait à sourire, à faire semblant de maîtriser la situation. Elle n’arrêtait pas de penser au vieux pull qu’elle portait sous son manteau et dont Pascal avait dû apercevoir le col élimé. Frénétiquement, elle passait sa main sur ses tempes, comme si cela pouvait suffire à remettre de l’ordre dans ses cheveux secs et emmêlés. Pascal avait l’air de ne se rendre compte de rien. Il lui a parlé du cabinet qu’il avait monté avec deux copains de promotion, des difficultés et des joies de se mettre à son compte. Elle buvait ses paroles. Mila n’arrêtait pas de l’interrompre et Myriam aurait tout donné pour la faire taire. Sans lâcher Pascal des yeux, elle a fouillé dans ses poches, dans son sac, pour trouver une sucette, un bonbon, n’importe quoi pour acheter le silence de sa fille.
Pascal a à peine regardé les enfants. Il ne lui a pas demandé leurs prénoms. Même Adam, endormi dans sa poussette, le visage paisible et adorable, n’a pas semblé l’attendrir ni l’émouvoir.
« C’est ici. » Pascal l’a embrassée sur la joue. Il a dit : « J’ai été très heureux de te revoir » et il est entré dans un immeuble dont la lourde porte bleue, en claquant, a fait sursauter Myriam. Elle s’est mise à prier en silence. Là, dans la rue, elle était si désespérée qu’elle aurait pu s’asseoir par terre et pleurer. Elle aurait voulu s’accrocher à la jambe de Pascal, le supplier de l’emmener, de lui laisser sa chance. En rentrant chez elle, elle était totalement abattue. Elle a regardé Mila, qui jouait tranquillement. Elle a donné le bain au bébé et elle s’est dit que ce bonheur-là, ce bonheur simple, muet, carcéral, ne suffisait pas à la consoler. Pascal sans doute avait dû se moquer d’elle. Il avait peut-être même appelé d’anciens copains de fac pour leur raconter la vie pathétique de Myriam qui « ne ressemble plus à rien » et qui « n’a pas eu la carrière qu’on pensait ».
Toute la nuit, des conversations imaginaires lui ont rongé l’esprit. Le lendemain, elle venait à peine de sortir de sa douche quand elle a entendu le signal d’un texto. « Je ne sais pas si tu envisages de reprendre le droit. Si ça t’intéresse, on peut en discuter. » Myriam a failli hurler de joie. Elle s’est mise à sauter dans l’appartement et a embrassé Mila qui disait : « Qu’est-ce qu’il y a, maman ? Pourquoi tu ris ? » Plus tard, Myriam s’est demandé si Pascal avait perçu son désespoir ou si, tout simplement, il avait considéré que c’était une aubaine de tomber sur Myriam Charfa, l’étudiante la plus sérieuse qu’il ait jamais rencontrée. Peut-être a-t-il pensé qu’il était béni entre tous de pouvoir embaucher une femme comme elle, de la remettre sur le chemin des prétoires.
Myriam en a parlé à Paul et elle a été déçue de sa réaction. Il a haussé les épaules. « Mais je ne savais pas que tu avais envie de travailler. » Ça l’a mise terriblement en colère, plus qu’elle n’aurait dû. La conversation s’est vite envenimée. Elle l’a traité d’égoïste, il a qualifié son comportement d’inconséquent. « Tu vas travailler, je veux bien mais comment on fait pour les enfants ? » Il ricanait, tournant d’un coup en ridicule ses ambitions à elle, lui donnant encore plus l’impression qu’elle était bel et bien enfermée dans cet appartement.
Une fois calmés, ils ont patiemment étudié les options. On était fin janvier : ce n’était même pas la peine d’espérer trouver une place dans une crèche ou une halte-garderie. Ils ne connaissaient personne à la mairie. Et si elle se remettait à travailler, ils seraient dans la tranche de salaire la plus vicieuse : trop riches pour accéder en urgence à une aide et trop pauvres pour que l’embauche d’une nounou ne représente pas un sacrifice. C’est finalement la solution qu’ils ont choisie, après que Paul a affirmé : « En comptant les heures supplémentaires, la nounou et toi vous gagnerez à peu près la même chose. Mais enfin, si tu penses que ça peut t’épanouir… » Elle a gardé de cet échange un goût amer. Elle en a voulu à Paul.
Elle a souhaité faire les choses bien. Pour se rassurer, elle s’est rendue dans une agence qui venait d’ouvrir dans le quartier. Un petit bureau, décoré simplement, et que tenaient deux jeunes femmes d’une trentaine d’années. La devanture, peinte en bleu layette, était ornée d’étoiles et de petits dromadaires dorés. Myriam a sonné. À travers la vitre, la patronne l’a toisée. Elle s’est levée lentement et a passé la tête dans l’entrebâillement de la porte.
« Oui ?
— Bonjour.
— Vous venez pour vous inscrire ? Il nous faut un dossier complet. Un curriculum vitae et des références signées par vos anciens employeurs.
— Non, pas du tout. Je viens pour mes enfants. Je cherche une nounou. »
Le visage de la fille s’est complètement transformé. Elle a paru contente de recevoir une cliente, et d’autant plus gênée de sa méprise. Mais comment aurait-elle pu croire que cette femme fatiguée, aux cheveux drus et frisés, était la mère de la jolie petite fille qui pleurnichait sur le trottoir ?
La gérante a ouvert un grand catalogue au-dessus duquel Myriam s’est penchée. « Asseyez-vous », lui a-t-elle proposé. Des dizaines de photographies de femmes, pour la plupart africaines ou philippines, défilaient devant les yeux de Myriam. Mila s’en amusait. Elle disait : « Elle est moche celle-là, non ? » Sa mère la houspillait et le cœur lourd elle revenait vers ces portraits flous ou mal cadrés, où pas une femme ne souriait.
La gérante la dégoûtait. Son hypocrisie, son visage rond et rougeaud, son écharpe élimée autour du cou. Son racisme, évident tout à l’heure. Tout lui donnait envie de fuir. Myriam lui a serré la main. Elle a promis qu’elle en parlerait à son mari et elle n’est jamais revenue. À la place, elle est allée accrocher elle-même une petite annonce dans les boutiques du quartier. Sur les conseils d’une amie, elle a inondé les sites Internet d’annonces stipulant URGENT. Au bout d’une semaine, ils avaient reçu six appels.
Cette nounou, elle l’attend comme le Sauveur, même si elle est terrorisée à l’idée de laisser ses enfants. Elle sait tout d’eux et voudrait garder ce savoir secret. Elle connaît leurs goûts, leurs manies. Elle devine immédiatement quand l’un d’eux est malade ou triste. Elle ne les a pas quittés des yeux, persuadée que personne ne pourrait les protéger aussi bien qu’elle.
Depuis qu’ils sont nés, elle a peur de tout. Surtout, elle a peur qu’ils meurent. Elle n’en parle jamais, ni à ses amis ni à Paul, mais elle est sûre que tous ont eu ces mêmes pensées. Elle est certaine que, comme elle, il leur est arrivé de regarder leur enfant dormir en se demandant ce que cela leur ferait si ce corps-là était un cadavre, si ces yeux fermés l’étaient pour toujours. Elle n’y peut rien. Des scénarios atroces s’échafaudent en elle, qu’elle balaie en secouant la tête, en récitant des prières, en touchant du bois et la main de Fatma qu’elle a héritée de sa mère. Elle conjure le sort, la maladie, les accidents, les appétits pervers des prédateurs. Elle rêve, la nuit, de leur disparition soudaine, au milieu d’une foule indifférente. Elle crie « Où sont mes enfants ? » et les gens rient. Ils pensent qu’elle est folle.
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« Elle est en retard. Ça commence mal. » Paul s’impatiente. Il se dirige vers la porte d’entrée et regarde à travers le judas. Il est 14 h 15 et la première candidate, une Philippine, n’est toujours pas arrivée.
À 14 h 20, Gigi tape mollement à la porte. Myriam va lui ouvrir. Elle remarque tout de suite que la femme a de tout petits pieds. Malgré le froid, elle porte des tennis en tissu et des chaussettes blanches à volants. À près de cinquante ans, elle a des pieds d’enfant. Elle est assez élégante, les cheveux retenus en une natte qui lui tombe au milieu du dos. Paul lui fait sèchement remarquer son retard et Gigi baisse la tête en marmonnant des excuses. Elle s’exprime très mal en français. Paul se lance sans conviction dans un entretien en anglais. Gigi parle de son expérience. De ses enfants qu’elle a laissés au pays, du plus jeune qu’elle n’a pas vu depuis dix ans. Il ne l’embauchera pas. Il pose quelques questions pour la forme et à 14 h 30, il la raccompagne. « Nous vous rappellerons. Thank you . »
Suit Grace, une Ivoirienne souriante et sans papiers. Caroline, une blonde obèse aux cheveux sales, qui passe l’entretien à se plaindre de son mal de dos et de ses problèmes de circulation veineuse. Malika, une Marocaine d’un certain âge, qui a insisté sur ses vingt ans de métier et son amour des enfants. Myriam a été très claire. Elle ne veut pas engager une Maghrébine pour garder les petits. « Ce serait bien, essaie de la convaincre Paul. Elle leur parlerait en arabe puisque toi tu ne veux pas le faire. » Mais Myriam s’y refuse absolument. Elle craint que ne s’installe une complicité tacite, une familiarité entre elles deux. Que l’autre se mette à lui faire des remarques en arabe. À lui raconter sa vie et, bientôt, à lui demander mille choses au nom de leur langue et de leur religion communes. Elle s’est toujours méfiée de ce qu’elle appelle la solidarité d’immigrés.
Puis Louise est arrivée. Quand elle raconte ce premier entretien, Myriam adore dire que ce fut une évidence. Comme un coup de foudre amoureux. Elle insiste surtout sur la façon dont sa fille s’est comportée. « C’est elle qui l’a choisie », aime-t-elle à préciser. Mila venait de se réveiller de la sieste, tirée du sommeil par les cris stridents de son frère. Paul est allé chercher le bébé, suivi de près par la petite qui se cachait entre ses jambes. Louise s’est levée. Myriam décrit cette scène encore fascinée par l’assurance de la nounou. Louise a délicatement pris Adam des bras de son père et elle a fait semblant de ne pas voir Mila. « Où est la princesse ? J’ai cru apercevoir une princesse mais elle a disparu. » Mila s’est mise à rire aux éclats et Louise a continué son jeu, cherchant dans les recoins, sous la table, derrière le canapé, la mystérieuse princesse disparue.
Ils lui posent quelques questions. Louise dit que son mari est mort, que sa fille, Stéphanie, est grande maintenant — « presque vingt ans, c’est incroyable » —, qu’elle est très disponible. Elle tend à Paul un papier sur lequel sont inscrits les noms de ses anciens employeurs. Elle parle des Rouvier, qui figurent en haut de la liste. « Je suis restée chez eux longtemps. Ils avaient deux enfants, eux aussi. Deux garçons. » Paul et Myriam sont séduits par Louise, par ses traits lisses, son sourire franc, ses lèvres qui ne tremblent pas. Elle semble imperturbable. Elle a le regard d’une femme qui peut tout entendre et tout pardonner. Son visage est comme une mer paisible, dont personne ne pourrait soupçonner les abysses.
Le soir même, ils téléphonent au couple dont Louise leur a laissé le numéro. Une femme leur répond, un peu froidement. Quand elle entend le nom de Louise, elle change immédiatement de ton. « Louise ? Quelle chance vous avez d’être tombés sur elle. Elle a été comme une seconde mère pour mes garçons. Ça a été un vrai crève-cœur quand nous avons dû nous en séparer. Pour tout vous dire, à l’époque, j’ai même songé à faire un troisième enfant pour pouvoir la garder. »
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Louise ouvre les volets de son appartement. Il est un peu plus de 5 heures du matin et, dehors, les lampadaires sont encore allumés. Un homme marche dans la rue, rasant les murs pour éviter la pluie. L’averse a duré toute la nuit. Le vent a sifflé dans les tuyaux et habité ses rêves. On dirait que la pluie tombe à l’horizontale pour frapper de plein fouet la façade de l’immeuble et les fenêtres. Louise aime regarder dehors. Juste en face de chez elle, entre deux bâtiments sinistres, il y a une petite maison, entourée d’un jardin broussailleux. Un jeune couple s’est installé là au début de l’été, des Parisiens dont les enfants jouent à la balançoire et nettoient le potager le dimanche. Louise se demande ce qu’ils sont venus faire dans ce quartier.
Le manque de sommeil la fait frissonner. Du bout de son ongle, elle gratte le coin de la fenêtre. Elle a beau les